lundi 3 octobre 2011

LAMU : archipel paisible et menaces somaliennes, hier et aujourd’hui

En 1994, j’avais écrit un article à la suite d’une émeute qui avait embrasé le cœur de la ville de Lamu. Quelques extraits, reproduits ici, retrouvent une actualité avec les événements récents : l’enlèvement sur Manda Island de Mme Dedieu, celui il y a trois semaines à Kiwayu d’une Britannique, après que son mari eut été tué – le tout par des terroristes islamistes et/ou bandits venus par mer de Somalie.
L’article a été publié dans le numéro 170 d’Afrique Contemporaine



Vue de Lamu, depuis la mer
 

Il est des lieux que l'on dirait hors de l'histoire. Lamu en est un. Dans cet ensemble d'îles situé à quelques encablures de la côte de l'océan Indien, près de 300 km au nord de Mombasa, à moins de 100 de la pointe sud de la Somalie, le temps semble s'être retrouvé. Les boutres à voile latine se croisent en arabesque sur le chenal tandis que les ânes disputent seuls l'espace aux piétons qui déambulent dans les ruelles étroites où il faut s'effacer pour se croiser en échangeant des salaam. On y retrouve, intacts, grandeur nature et en couleur, les clichés jaunis de Zanzibar au début du siècle.
C'est pourtant dans ce paradis perdu que l'émeute a éclaté soudain dans l'après-midi du 6 août 1993, que l'incendie a pris en plusieurs lieux et détruit une bonne dizaine de maisons sur le front de mer. Sous la nonchalance ambiante au parfum de passé, se sont cristallisés des tensions, des antagonismes peu différents de ceux qui œuvrent dans les plus trépidantes capitales africaines modernes.

PRESENTATION DE LAMU
Lamu fait partie de ce chapelet d'îles qui s'égrène jusqu'aux Comores, Mombasa, Pemba, Zanzibar, où a éclos et fleuri, depuis le IXème siècle au moins, la culture swahili. Toutes proches souvent du continent africain, à n'en être parfois qu'à un jet de pierre, elle marquent par ces bras de mer qu'elles n'en font pas tout à fait partie, et que leur horizon sinon leur cœur est au-delà de l'Océan, en Arabie, dans le Golfe persique ou même en Inde, là où depuis toujours les vents de la mousson alternativement chaque année poussent les voiles de leurs boutres et ramènent à la saison suivante hommes, marchandises, croyances et rêves lointains.

La rue principale de Lamu
 La culture swahili, née de ce contact, est essentiellement métissée, comme le sont les hommes. On y voyage beaucoup, on parcourt le monde, on a des liens familiaux tout le long de la Côte. Il est aussi de bon ton d'avoir le teint plus clair, et de pouvoir se prévaloir d'origines et de parenté en Arabie ou dans les Emirats.
Lamu, qui aligne le long de ruelles étroites de cossues maisons de pierre plus que bicentenaires, groupées autour du Fort construit par le sultan d'Oman, la puissance longtemps tutélaire, est la dernière des villes-ports qui se soient succédées pour dominer l'archipel, florissante des échanges transocéaniques. On y faisait commerce des produits ramenés jusqu'à la Côte par les hommes d'affaire swahili qui savaient s'aventurer dans le continent et lier contact avec ses populations : ivoire, cornes de rhinocéros, esclaves, notamment. On exportait aussi quelques produits agricoles de l'arrière-pays, que cultivaient les gens du cru, les Giryama. Sans oublier le bois de mangrove, ces troncs de 5 à 6 mètres imputrescibles qui placés côte à côte font les plafonds des belles demeures, à Lamu comme sur la côte iranienne du Golfe, où ce sont les seuls bois de construction, et que chargent encore de lourds boutres aux flancs gonflés.
L'Islam est arrivé très tôt dans l'archipel, amené lui aussi par le kaskazi, l'alizé qui souffle du Nord : on a découvert des vestiges de mosquée remontant au Xème siècle. Il est une partie intrinsèque, constitutive, de la culture swahili. La mosquée de Rihyada, qui fut fondée par Habib Saleh, un sharif d'une lignée apparentée au Prophète, reste un lieu de prière et un grand centre éducatif où on vient de toute l'Afrique de l'Est, et parfois au-delà, recueillir l'enseignement des Masharifu Jamalileyl [i]. Le Maulidi draine depuis le Tchad des pèlerins qui viennent à Lamu célébrer la naissance de Mahomet.
La colonisation mais surtout l'indépendance ont très sensiblement modifié le tropisme de Lamu en déplaçant le centre de gravité du monde vers l'intérieur des terres, à Nairobi. Là étaient désormais la puissance et le pouvoir. Les flux d'échanges transocéaniques à la voile latine sont devenus marginaux, même s'ils continuent à apporter quelque richesse à l'île. Le commerce côtier par mer a cessé, et c'est désormais par la route, à travers ce continent qu'ils ont toujours perçu comme étranger, que les Lamusiens rejoignent les autres Swahili des villes qui s'égrènent au long de la Côte.

(A l’époque aussi, des faits divers étaient imputables aux Somaliens. Mais ils étaient terrestres, et n’ont concernés que les populations locales – pas les touristes européens.)

La piste qui relie Lamu à Malindi, et au-delà à Mombasa, est donc de la plus haute importance. Depuis que les liaisons maritimes sont tombées en désuétude, puisque les navires n'ont pas pris la succession des gros boutres, elle constitue le seul lien avec le reste du monde swahili, outre l'avion, commode mais hors de portée de la plupart.
Cependant cette route, désormais non inondable après d'importants travaux dans l'estuaire de la Tana River, traverse un autre univers, depuis longtemps à peine contrôlé.
Dès l'époque des indépendances, cette zone de savane aride a été revendiquée par la Somalie puisque peuplée de pasteurs semi-nomades apparentés aux tribus somaliennes. Pendant longtemps, ce pays a soutenu plus ou moins directement l'activité de groupes mi-guerilla mi-bandits qui entretenaient l'insécurité dans toute la province nord-est du Kenya.
A cause de l'anarchie consécutive à la guerre civile qui a ravagé le pays voisin et suite à la débandade des forces armées, les armes ont pullulé dans la région et les exactions se sont multipliées. Proies faciles, les bus faisant deux fois dans chaque sens la liaison quotidienne entre Malindi et Lamu se sont fait prendre à plusieurs reprises en embuscade par des bandits de grands chemins, en traversant Lango la Simba, une forêt déserte et propice à ce genre d'attaques. Le phénomène n'était pas nouveau. A plusieurs reprises les années passées, une fois tous les ans ou plus, les mêmes bus s'étaient fait arrêter, les passagers détrousser. En juillet 1993, ce sont plusieurs attaques consécutives qui ont eu lieu. Dont l'une, le 26, s'était soldée par la mort d'un des passagers, une femme de Lamu, tandis que cinq autres étaient blessés par balles, dont le chauffeur qui avait réussi à forcer le barrage.
Cette attaque, d'autres encore, ont mis la ville en émoi; l'apparente impunité dont jouissaient les bandits, leur audace grandissante, l'apparente apathie des forces de sécurité ont jeté la suspicion et le trouble. Les commentaires, les rumeurs se sont mis à courir, sur l'indifférence du gouvernement, peu préoccupé puisqu'il ne s'agissait donc que de gens de la côte, ou pis sur sa possible complicité : le commandant en chef des armées n'est-il pas un Somali ? quoi d'étonnant du coup que les forces de l'ordre n'interviennent pas ?

Shela, sur l'île de Lamu - le début de la plage devant l'hôtel PEPONI.
Au-delà du bras de mer, l'île de Manda avec, tout à sa pointe à droite, le Ras Kitau où a été enlevée Mme Dedieu.

[i]  cf.Ali DJALIM "Les arabisants, le cheikh et le Prince aux Comores" in René OTAYEK (dir.) Le radicalisme islamique au sud du Sahara - Karthala-MSHA, Paris, 1993.

vendredi 8 avril 2011

Rendre compte d'Abidjan

La situation en Côte d’ivoire occupe beaucoup mon esprit ces jours. J’y ai des amis dont je me soucie, qui à Abidjan, qui parti au village jusqu’à l’accalmie, qui en province. Prendre de leurs nouvelles, c’est aussi un aperçu de ce qui se passe.
C’est aussi un pays que j'ai suivi depuis longtemps, où j’ai eu la chance d’aller de nombreuses fois. Du temps d’Houphouët déjà. J’ai pesté au temps de l’ivoirité. Le personnage de Gbagbo m’a intéressé, ses ressorts m'intriguent, dans une antipathie profonde.
D’où des réactions nombreuses, un peu passionnées au passage, un parti raisonnablement pris, dans les journaux, pour mettre un éclairage un peu autre que le discours ambiant. Car la façon dont il est parlé de tout cela me gène. Ca suinte le paternalisme colonial, car au fond des choses, les Africains ne seraient pas capables de faire quoi que ce soit par eux-mêmes. Ca exhale la bonne conscience humanitaire, qui ne voit que les victimes, pour laquelle tout se vaut, pas de bonne cause, tous les mêmes, on ne considère que ceux au secours desquels on se précipite. Et on voit que la seconde n'est que l'avatar du premier.
Mais finalement, derrière le cas ivoirien, mes réactions portent surtout sur le discours médiatique. La façon dont il rend compte me hérisse.
Quelques morceaux bruts de forge, à développer, penser, nuancer. Plus tard.

 
du 6 avril
Une question d'heures "pour l’armée française". Je ne comprends pas ce titre. Ni l'approche très biaisée de nos médias. Mine de rien, les forces de Ouattara l'ont emporté, seules, en prenant le contrôle de l'ensemble du pays y compris Abidjan, hormis des foyers de résistance en trois ou quatre points de la capitale. La conquête en aurait pu être longue et inutilement meurtrière. L'issue en était certaine. Licorne a détruit les canons dont Gbagbo aurait fait usage, et précipité la reddition.

Si on admet la décision des Nations Unies, Gbagbo n'est plus qu'un usurpateur depuis la proclamation des résultats du second tour, et Ouattara le président légitime, qui a dû, AVEC SUCCES, employer la force pour imposer le résultat des urnes. Rien que de très conforme à la démocratie. L'intervention française a eu un double effet. Elle a donné le coup de pouce final nécessaire pour éviter un bain de sang. Elle a donné prétexte à la reddition, dans ce théâtre d'ombres. Elle a aussi sauvé Gbagbo.
En prenant le contrôle de la situation dans le dernier carré, la France a prévenu les débordements possibles d'un assaut des Ouattaristes contre les inconditionnels de Gbagbo. Ouattara peut s'en féliciter, tant il doit savoir quel mal des dérapages pourraient lui faire. Elle a aussi sanctuarisé Gbagbo et son clan, le sauvant ainsi pour la seconde fois, après 2002. Mais tel le bout d'adhésif, il colle aux doigts, s'accroche. Allons, c'est secondaire, insignifiant! Parlez de la paix à construire

Autre réaction du 6 avril
Gbagbo veut-il prendre la posture d'Allende, et finir les armes à la main, pour une mythologie posthume ? C'est grotesque. Allende combattait un putsh militaire contre l'élu du peuple, Gbagbo défend son pouvoir personnel, alors que les urnes l'ont mis en minorité, et contre le pouvoir démocratique qu'il n'a pu manipuler. Mais quelle autre issue pour cet homme qui n'a d'autre avenir que d'être traîné devant des tribunaux pour les crimes commis en son nom, ou par son entourage, s'il ne les a instigués? Ce serait le dernier des faux-semblants, la dernière farine dont il userait, après y avoir roulé Juppé toute une nuit. Reconnaissons quand même que cette mise en scène aurait une certaine grandeur, si, dernier crime, elle ne risquait d'alourdir sérieusement l'avenir de réconciliation.
Puisse-t-il entraîner le moins possible d'autres dans sa disparition ! Mieux, puisse-t-il être empêché et pris vivant : bas le masque, qu'il réponde de ses actes, de son éternelle mauvaise foi.

Jeudi matin 7 avril
"Alors que lundi soir des bombardements de la France et de l'ONU (...) avaient fait s'écrouler l'essentiel du régime" (Nouvel Obs). « quelques heures après un assaut manqué des forces d'Alassane Ouattara » (Le Monde). Vous comptez pour rien la reconquête du pays, et de l'essentiel de la capitale? Les quelques frappes françaises vous obnubilent et vous dédaignez l'action des militaires africains.
Ils n'ont pas repris de suite le bunker de Gbagbo? Et voilà le mépris, des minables! Mais pourquoi Ouattara ferait-il mourir ses hommes pour précipiter une issue qui ne fait aucun doute? Tôt ou tard. Les médias sont pressées? Elles ont besoin de leurs journalistes sur d'autres théâtres, alors qu'on se hâte? Les médias se font des films, elles ne rendent pas compte de la réalité.
Ouattara a montré qu'il est maître du temps. Il n'a pas hésité à tenir quatre mois, mais il a pris le pays comme un fruit mur, avec un minimum de combats et de destructions.
Un siège, c'est pas photogénique. Faut de l'action, un dénouement rapide. Faut-il donc tout faire sauter, des vies avec (spectacle!), ou laisser pourrir? On fait une guerre ou on communique ?

« Si la France refuse une aide militaire à M. Ouattara, son rival peut encore se prévaloir d'un soutien : l'Angola" Ca veut dire quoi? c'est de l'information? "se prévaloir"? une belle jambe, oui!
On laisse imaginer que l'Angola pourrait intervenir, faire une intervention aéroportée, venir à la rescousse. Sans être spécialiste: il n'y a aucun réalisme là dedans. Mais la phrase est balancée, dût-elle rajouter au réel, égarer. Ou pimenter la situation. La concision de l'information devient une fin en soi.

Le 8 avril, à propos d'articles du Monde
« Le président élu a lancé, jeudi soir, un appel à la réconciliation après de multiples pressions en ce sens, notamment de la France. » Le journaliste a-t-il oublié que Ouattara avait déjà lancé le même appel, voilà une dizaine de jours au moins, pour le dernier en date ? Mais mieux vaut insinuer qu’il est aux ordres.
Tout ça parce que Ouattara n’a pas parlé assez vite ? Que la France a dit avant ? qu'il a pas été prem's … On est à Question pour un champion ? Si tu n’obéis pas au temps des médias, tu es puni.

Plus loin
« Ouattara a annoncé… Les partisans du président sortant ne l'entendent pas de cette oreille. Pour son conseiller, Toussaint Alain, qui s'exprimait depuis Paris » On met sur le même plan les deux individus pour l’objectivité de l’information ? Mais qui c’est ce Toussaint ? A-t-il seulement contact avec Gbagbo, pour s’exprimer en son nom ? Rien n’est moins sûr.
         
D’accord, le journaliste a peut-être peur de rater le nouveau De Gaulle s’exprimant depuis Londres. (rire) Mais qu’il nous donne le contexte, des clés d’explications, pour qu’on puisse mesurer la valeur de ces paroles. Sans le contexte, informer est désinformer. Et si ce n’était qu’un gars qui s’est mis à l’abri et croit devoir poursuivre les vitupérations dont les gbagboïstes nous abreuvent depuis une décennie ? N’écartons pas cette hypothèse. Proposez-nous la, monsieur le journaliste.

Encore une, toujours dans le Monde

« Alors que des interrogations demeurent sur l'ampleur du massacre de Duékoué perpétré lors de l'offensive des forces pro-Ouattara, des enquêteurs de l'ONU ont découvert plus de cent corps ». Il ne le dit pas, mais tout le monde comprend : ces nouveaux corps sont imputables aux mêmes. Mais rien n’est moins sûr. Peut-être, mais peut-être pas ! Sauf que, à ne rien préciser, on insinue, on suggère une thèse. Et ça change toute la vision des choses.
Je me souviens, moi, que vers le mois de janvier (mais qui s’intéressait encore alors à ce qui se passait en Côte d'Ivoire ? ) que l’ONUCI avait été empêchée de se rendre sur un lieu de charnier. Qu’en début de semaine, on a parlé de charniers découverts par les forces de Ouattara tandis qu'elles progressaient.
Faire son boulot de journaliste : mettre tout cela en perspective, énoncer les hypothèses, nuancer, modaliser. Ca alourdit le texte, alors on raccourcit, dût-on insinuer.
Donner une information brute ne sert à rien si on ne donne pas son sens, sans clés de compréhension. Par exemple ici, l’inanité du soutien de l’Angola à Gbagbo. Ou des paroles de ce M. Toussaint.
Ou plutôt, et plus pervers, l’information s’insère dans un réseau d’interprétations
a priori qui au final ne rend pas compte du réel. Mais cela donne une cohérence au discours, fait ronronner la vulgate convenue.
Dénoncer cette idéologie de l’information.

Et encore une réaction, toujours à chaud, à propos de la partie de l'article de Libé cité au-dessous :

J’attends d’un journaliste qu’il éclaircisse

Or ici, totale confusion. On mélange tout. On insinue. Et je ne suis même pas sûr que ce soit pour nuire de façon partisane. Ce qui aurait le mérite d'être une mauvaise excuse.
Il y a eu Douékoué, qu'il reste à éclaircir, mais où il semble établi que les forces de Ouatttara portent de lourdes responsabilités. Mais à partir de là, faut pas créer la confusion. Et préciser AU MOINS ce qui est attribuable à qui.
Par exemple, les miliciens libériens, c'est pro-Gbagbo. Les assassinats de ressortissants étrangers ouest-africains, c'est aussi les pro-Gagbo qui s'y livraient (depuis 2004 au moins), en tout cas pas les Ouattaristes. Ignorance des pigistes?
Les 100 nouveaux corps trouvés aujourd’hui, si on sait pas à qui les attribuer, faut le dire clairement, dès le début. Pas en milieu d'article, au détour d'une phrase. Surtout quand on titre en gras LES PRO-OUATTARA MONTRES DU DOIGT. Et que par ailleurs on met des guillemets aux "mercenaires libériens" dans le titre précédent.
On attend des journalistes, à ce moment là, qu'ils rappellent qu'en janvier, l'ONUSI avait été empéché par la foule pro-Gabgbo de se rendre dans un faubourg d'Abidjan où on lui avait signalé un charnier. Que les forces de Ouattara en ont signalé d'autres découverts lors de leur progression.
J'attends du journaliste qu'il m'éclaire, qu'il mette en perspective, qu'il donne des clés de compréhension.
Par exemple, je suis allé voir à MILICE sur Wikipedia, § Epuration:
"Les miliciens furent souvent les cibles privilégiées de l'Épuration spontanée ou « épuration sauvage » pratiquée par les FFI au cours des combats de la Libération et immédiatement après le départ des Allemands. De nombreux miliciens furent alors exécutés sommairement, parfois en groupes (pour prendre un cas extrême, 77 sur 97 prisonniers en une seule journée au Grand-Bornand en Haute-Savoie fin août 1944, après un jugement expéditif)."
C'est pas beau. Ca n'a jamais été beau, ce genre de choses. Peu de guerres civiles y échappent. L'Europe en a eu son lot, même assez récemment. C'est l'honneur des nouvelles autorités de l'empêcher. De Gaulle s'est grandi en s'efforçant d'y mettre fin. Que se passe-t-il vraiment en Côte d'Ivoire ? J'ai plusieurs fois appelé à Daloa, pour prendre de ses nouvelles, un ami bété. La peur, mais pas de tuerie. Idem à Bassam, où, selon mon ami, deux de ses cousins miliciens de Blé Goudé sont en ville, circulent (encore ?)librement. Et pas d'informations sur des représailles massives, organisées. Personne n'est innocent dans cette histoire. Mais faut pas jeter de l'huile sur le feu, en semant la confusion.
Et à prendre parti, ne vaudrait-il pas mieux éviter d'envenimer les choses pour la réconciliation à venir ?

L’article de référence : Libération du 8 avril

Des enquêteurs de l'ONU ont découvert plus de 100 corps ces dernières 24 heures dans l'Ouest de la Côte-d'Ivoire, a annoncé vendredi le Haut commissariat de l'ONU aux droits de l'homme, indiquant qu'il semblait s'agir de victimes de violences ethniques.
«Plus de cent corps ont été trouvés ces dernières 24 heures dans trois endroits dans l'Ouest» de la Côte-d'Ivoire, a déclaré un porte-parole du Haut commissariat, Rupert Colville, au cours d'un point de presse.
Il a en outre précisé que ces assassinats semblaient avoir eu des mobiles «ethniques».
Ce sont de «mauvaises nouvelles» pour la Côte-d'Ivoire, a-t-il estimé, tandis que les agences humanitaires de l'ONU ont demandé vendredi l'ouverture de couloirs humanitaires dans le pays pour venir en aide aux victimes qui fuient les violences.

«Mercenaires libériens»

«Il y a eu une escalade ces deux dernières semaines», a relevé M. Colville, avertissant qu'il fallait être «prudent au moment d'assigner des responsabilités».
Ces dernières 24 heures, les enquêteurs de l'ONU ont ainsi trouvé plus de 15 corps dans la ville de Duékoué, où quelque 229 corps avaient déjà été découverts précédemment.
«Certaines des victimes semblent avoir été brûlées vives et certaines personnes semblent avoir été jetées dans un puits», a déclaré M. Rupert.
Par ailleurs, les corps de quarante personnes ont été découverts à l'ouest de Duékoué, à Bloléquin, a rapporté le porte-parole, indiquant que les victimes «semblent avoir été tuées par des mercenaires libériens».
En outre, les enquêteurs ont trouvé plus de soixante corps à Guiglo, selon M. Rupert, précisant que certaines des victimes n'étaient pas des Ivoiriens, mais des ressortissants d'autres pays d'Afrique de l'Ouest.

Les pro-Ouattara pointés du doigt

Les combattants se réclamant d'Alassane Ouattara ont été accusés de crimes et de massacres de grande ampleur au cours de leur rapide progression à partir du nord du pays, selon diverses agences humanitaires.
Face à l'escalade des violences, «le Programme alimentaire mondial et d'autres agences lançons un appel à l'ouverture de corridors humanitaires en Côte-d'Ivoire», explique le PAM dans une note aux médias.

vendredi 1 avril 2011

Les Ivoiriens l’ont fait

Il y a des moments où il ne faut pas bouder son plaisir, et faire la fine bouche.
D'abord, chapeau l'artiste ! De main de maître. La stratégie Ouattara fera date.
Il a rejeté l'affrontement direct, la conflagration qui fait des milliers de victimes, des dégâts considérables, des déchirures irréversibles dans un pays, pour des générations. Il a su, apparemment, tempérer la fougue de ceux qui voulaient le rentre dedans. Rappelons nous certaines déclarations de Soro, en janvier dernier. Il a mis quatre mois ? et alors? Tant pis pour les impatients. Pour les agités de la résolution vite vite. Certes, il y a eu au moins 500 victimes rien qu'à Abidjan pendant ce temps du fait des exactions des partisans de Gbagbo. Hommage à ces victimes ! Au peuple ivoirien de s'en souvenir. Mais combien auraient fait des combats directs, plus tôt, prématurés ?
Richard Banegas (que je salue au passage) disait ce matin sur France Culture que Ouattara avait successivement essayé l'isolement diplomatique et l'étouffement économique et que ça n'avait pas marché. Non ! bien au contraire ! Ca a payé, on le voit aujourd’hui, mais qui a jamais cru que cela suffirait ? Le travail de sape, ça prend du temps, des souffrances en attendant. Il lui faut la durée. Plus le harcèlement dans les quartiers, la mort sélective portée à Abobo contre les gens en uniforme par les forces invisibles. Les miliciens qui paradaient et terrorisaient les civils, tuaient, ne s’entraînaient plus ces derniers jours, me disait-on, ils n’avaient plus le moral. Peur et rumeur pour inciter les populations à quitter la ville, à dégager le terrain. Les tractations, l'isolement des plus irréductibles, la main tendue aux adversaires raisonnables ... Et l'offensive décisive, quand le moment est venu. L’estocade. Qu'il tombe, avait annoncé Ouattara, "comme un fruit pourri."  Du grand art.

Un grand bravo aussi au peuple ivoirien. Il a souffert, il a enduré, il a tenu bon. Et surtout, il a résolu lui-même son problème, sans laisser les autres le faire à sa place.
Ni les Occidentaux. Qu'auraient-ils fait sans casse, concrète et surtout symbolique ? Ni les troupes de l'Union Africaine. Pour quelle offensive? Avec quels dommages? et surtout, que serait-il resté après, économiquement, politiquement? Pas de militaires nigérians dans le pays. Ils l’auraient mis dans quel état ? Remember Liberia. Il faudra rendre grâce à Ouattara d'avoir évité ça.
Il y a eu de grands moments de doute, de découragement, d’angoisse, quand les miliciens passaient la nuit, enlevaient ou tuaient. - Mais vous les Blancs, qu’est-ce que vous faites, nous on meurt. - Courage !
Les Ivoiriens ont pris leur destin en main. Avec sagesse : finalement, n’était l’obstination personnelle du clan Gbagbo et d’une poignée d’irréductibles, l’essentiel de la résolution du conflit aura été politique. Les militaires n’ont plus été payés, ils ont suspendu leur soutien, ne se sont pas battus. Le pays a subi un minimum de dégâts. Il n’y aura que peu à reconstruire. En revanche, la tâche de reconstruction nationale est immense.

Alors les médias n'ont pas aimé. Trop lent, pas visible. Pas en accord avec leur temporalité. J’y ai reconnu une manière bien africaine de traiter un problème, en donnant le temps au temps. Mais que filmer alors ?
Sans non plus les images attendues. La ville s’est vidée d’une grande partie de ses habitants, mais rien à se mettre sous la dent pour les humanitaires : pas d’exode, de théories de gens le long des routes avec leur baluchon. Les populations se sont organisées, ont trouvé des véhicules, sont rentrées au village. Pas de famine non plus à filmer. Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas dur pour les gens, qu’il n’y a pas pénurie aux villages soudain surpeuplés, mais on y endure, rivé à la radio et à la télévision pour suivre l’évolution de la situation. J’en ai, au téléphone, l’image d’un peuple digne, acteur de son destin. Tant pis pour les médias. Ou plutôt, pourquoi ne peuvent-ils nous rendre compte de cette réalité ? La Côte d’Ivoire avait disparu des écrans, elle n’y est revenue que lorsque la poudre a parlé.
Chez d'autres, leur attitude pincée relèverait-elle du fait que ce qui s’est passé ne rentre pas dans leurs schémas de lecture habituels, ne correspond pas à ce qu’ils avaient prévu ? On ne dit pas que la majorité sortie des urnes, contre toute attente, a su s’imposer à un usurpateur, que cela se fait sans partition du pays comme ils l’évoquaient, sans guerre civile à outrance, tribale, religieuse, comme ils l’annonçaient. Que des Africains l’ont fait. Alors pourquoi, tel le renard, dire que les raisins sont trop verts ?

Bien sûr, je ne suis pas naïf, les écueils sont nombreux, immenses. Tout reste à faire! Mais bravo pour le premier acte.

PS : Au risque de faire preuve de forfanterie, ce scénario était celui que j’avais cru discerner, que j’ai proposé à mes amis au téléphone quand le moral était bas, dont j’ai discuté avec plusieurs, qui a fait l’objet de quelques réactions à des articles ces trois derniers mois. Alors je me permets ce petit auto satisfecit : c’est pas toujours qu’on peut se targuer d’avoir deviné juste.

vendredi 4 mars 2011

Héritage et devenir

La "chrétienté a laissé" à la France "un magnifique héritage de civilisation", vient-il de dire. On se récrie, on s’offusque à gauche. On applaudit à droite, on se hausse du col, on se drape, d’un geste ample, dans les plis de la République et de la laïcité, pensant avoir piégé les gardiens de ces temples.
Voilà une phrase qui ne me pose aucun problème, et j’y souscris volontiers.
De même pour «La France ne doit pas oublier ce qu'elle est et ce qu'elle fut parce que le monde change». Nihil obstat.
Pareil quand il dit que "Ces paysages qui nous entourent font partie de l'identité de la France", selon ce que rapporte La Montagne, en poursuivant : "Aucune de nos villes ne seraient ce qu'elles sont [sic] sans ces cathédrales." çà, je ne sais pas si je l’aurais dit. Non que j’aurais forcément mieux accordé, mais c’est quand même un truisme, d’une banalité navrante.
Je le suis encore quand il cite Lévi-Strauss, en déclarant que : "L'identité n'(est) pas une pathologie".
Sarkozyste alors ? non, à cent lieues !
Car je voudrais revenir sur une autre phrase de Lévi-Strauss que je mentionnais dans mon blog le 6 octobre : « il s'agit de le prendre non pas pour une valeur mais pour une réalité »  où « le » peut désigner un fait quelconque, finalement.
Oui, la chrétienté a été et demeure un élément constitutif de notre histoire, elle imprègne dans sa substance notre culture commune, qui a longtemps été construite par elle, ou contre elle, en tout cas par rapport à elle. C’est une réalité.
Et alors ?
Une chose est de la constater, une autre d’en faire une valeur en soi. Si l’identité n’est pas une pathologie, elle ne relève pas de l’ontologie.
Or, là est bien la question. Ces phrases présidentielles, en elles-mêmes, sont parfaitement défendables. Le contexte de leur énonciation, le moment choisi, le buzz médiatique qui est dans le fond de l’air du temps leur donnent une tout autre portée.
Sarkozy parle en termes de valeurs érigées en vérités éternelles et immuables.
C’est ce qu’on entend quand il poursuit :«Cet héritage nous oblige, cet héritage, c’est une chance, mais c’est d’abord un devoir, il nous oblige, nous devons le transmettre aux générations et nous devons l’assumer sans complexe et sans fausse pudeur» avant d’appeler à «conserver et restaurer» cet héritage chrétien.
Transmettre reste ambigu, l’association de restaurer à conserver éclaire l’ensemble. Sous-jacente (à peine) l’idée d’une identité close, figée, à préserver intacte, en butte aux attaques de l’extérieur. Une identité qui se définirait par rapport à ce qu’elle n’est pas, et que dès lors elle exclut. Conception qui induit la peur et le rejet.
Faut-il, pour rester dans SA logique, recourir à la parabole évangélique, qui recommande que cet héritage il faut le faire fructifier, et blâme le fils qui l’a conservé tel quel ?
Toute autre est la conception qui fait de l’identité le produit d’une histoire, une réalité qui se forge au fil du temps, redéfinissant incessamment les valeurs qui la charpentent.
Faut-il rappeler que celles de tolérance et de démocratie, qui nous soudent aujourd’hui, ne prévalaient pas au temps des cathédrales, et même qu’il a fallu combattre l’Eglise qui les avait construites pour qu’elles s’imposent ?
Cette réalité comme réalité historique, les générations actuelles peuvent légitimement en tirer gloire, ou en interroger des aspects, bref l’assumer dans sa complexité. Et puisqu’il s’agit d’héritage, elles ont à la fois devoir de transmission et droit d’inventaire.
Assumer : ce mot aussi est un enjeu, qu’il ne faut pas abandonner au discours réactionnaire. Sarkozy l’utilise, Laurent Wauquiez, aussi, lors de la même visite : "C'est parce qu'on assume notre histoire qu'on peut être tolérant et ouvert à la diversité. Et je crois que c'est quand on nie son identité que l'identité se venge et aboutit à l'intolérance."
Là encore, il parle d’or, mais ces mots de bon apôtre ne sont pas, dans la pratique, compatibles avec le cœur du discours présidentiel. Poudre aux yeux de prôner tolérance et ouverture, quand on tient sur le fond un propos identitaire défensif, qui fait perler la peur.
Il ne sert dès lors à rien de s’offusquer que la droite soit conservatrice, qu’elle nie l’histoire et campe sur les valeurs éternelles. C’est sa nature, depuis les Barrès et autres. Tout au plus pendant un certain temps avait-elle caché ces références sous le tapis.
Il ne faut surtout pas lui reprocher d’évoquer l’héritage chrétien. C’est une réalité qu’il faut aussi, à gauche, énoncer, et assumer.
Le nier serait absurde, inaudible et politiquement se tirer une balle dans le pied.
Mais il faut aussitôt – et c’est là le clivage – montrer que ce legs est une des facettes de la société française moderne, que les chrétiens eux-mêmes contribuent à la faire évoluer. Que la France d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier, qu’il est de l’intérêt de tous qu’elle évolue, bla bla bla.. Et surtout dénoncer et traquer dans tous ses interstices le discours de la peur, de la crainte de l’extérieur et de l’autre, de l’enfermement dans la forteresse que distillent à longueur de temps le pouvoir et ses hérauts.
Ce discours de la peur montre chez ceux qui le tiennent une perte de confiance, un comportement de faiblesse, l’idée inavouée que nous serions en danger, en perdition. En fait sans avenir que de préserver l’existant. C’est ça leur idée de la France ?
Je préfère suivre Dany Laferrière quand il dit (là encore, au risque de paraître outrecuidant, je renvoie à mon blog du 12 janvier 2011) que s’il y a « une culture forte », « on peut cumuler, additionner les cultures, rester ouvert au reste du monde et sans risque de perdre son essence ». Convainquons que cette force de culture, nous l’avons, à nous tous, contre les chantres du rabaissement.

mardi 22 février 2011

Pilote libyen

Hier, deux pilotes de chasse libyens ont posé leurs avions à Malte, refusant d’obéir aux ordres de bombarder la population qui se soulève. Pendant que le peuple de Libye affronte une répression sauvage, c’est le souvenir de James qui me revient.

Nous habitions une maison de l’université, au sommet de la colline de Makindye, qui domine Kampala. La dictature d’Idi Amin sévissait. Les approvisionnements étaient totalement chaotiques, la vie compliquée. Alice depuis trois ans déjà nous aidait à élever nos enfants. Elle habitait, avec les gardes et les autres personnes qui nous facilitaient la tâche, un des servants quarters qui entouraient cette bâtisse, construite dans les années 20 pour sa fille par le médecin fondateur du premier hôpital d’Ouganda. Le sommet de la colline avait un air de petit village, de domus, à la romaine.
Il s’appelait James. Il devait avoir dix-huit ans. Alice nous avait demandé la permission de faire venir ce neveu, qui avait terminé ses études là-bas vers Fort-Portal d’où elle était originaire, pour habiter avec elle et chercher du boulot à la capitale. Il était arrivé, beau et bien bâti, grand sourire, réservé et un peu balourd comme il sied au provincial. Il s’était vite adapté à la vie du village, jouait avec nos filles, fraternisait avec Paulo, notre homme à tout faire et William, un des gardes, tous deux à peine plus âgés que lui. Les journées, il les passait souvent en ville, à la recherche d’emploi, en vain. Les semaines s’écoulaient. Un jour, James n’est pas rentré.
Sous Amin, tout était possible. Les gens disparaissaient. Sans que l’on sût pourquoi, ni surtout, souvent, ce qu’ils avaient pu devenir. Il y avait cependant toujours quelque raison qui explique. Mais là ? Il n’avait aucune responsabilité ou poste en vue, il n’était ni Lango ni Acholi, ni même Muganda, ceux qu’on visait alors, il ne se mêlait pas d’opposition, ce n’était pas un intellectuel, personne n’avait entendu dire qu’il fricotait une fille sur laquelle un militaire avait des prétentions. La tristesse creusait les traits d’Alice, toujours aussi enjouée auprès des enfants.
Il a fallu presque un mois pour que, par je ne sais quelle voie, peut-être grâce à Paulo, nous apprenions que James avait été raflé par l’armée dans la zone industrielle, dans une de ces opérations contre les jeunes désœuvrés, et enrôlé de force. Ce n’était qu’à moitié rassurant, mais au moins il avait des chances d’être en vie. Les semaines ont passé. La vie continuait, Alice ne parlait jamais de son neveu, on est taiseux dans ces contrées.
Ce jour-là, c’était tout à fait exceptionnel, Alice était avec nous dans la voiture pour remonter, à midi, de la ville, les cours finis, les jumelles récupérées au play group qu’elles fréquentaient sur le campus de Makerere. Le soleil était fort, la chaleur lourde. Le trafic, sur la portion de route entre Clock Tower et le rond point de Makindye, était inhabituellement ralenti. La voiture était pleine, toutes fenêtres ouvertes, j’étais au volant, Paulo à mes côtés, Geneviève et Alice derrière, tenant les trois filles, puisque la petite dernière, Luce, ne pouvait qu’être là aussi. Ce qui obstruait la circulation est apparu, un escadron de jeunes soldats, en pantalons de treillis, torses nus dégoulinants de sueur, luisant comme un Soulages, en rang par trois,  les lourds brodequins martelant le sol au pas retenu de la course, au rythme d’un chant militaire. Mon tour était arrivé de déboîter pour remonter lentement la colonne, comme à la revue. Et soudain Alice : « Mais c’est James ! » Lui aussi l’avait vue, et avait pu esquisser un petit signe, sans se départir de son attitude martiale. Fallait pas rigoler.
Et on l’a vu arriver, deux jours après, dans son uniforme qu’il portait beau. Il avait terminé ses classes, son bataillon avait été ramené sur Kampala, et il bénéficiait de trois jours de perm. Quelqu’un lui a-t-il demandé si son nouvel état lui convenait ? Je n’en sais rien. Mais sous Amin, faire partie de l’armée était en quelque sorte une chance. Mieux vaut être du côté du manche. Nous étions fin 78, Amin avait dû déjà envahir le saillant de la Kagera, territoire tanzanien.
Il s’est passé peu de temps avant que James, qu’on voyait depuis assez régulièrement, ne vienne me dire qu’il s’était porté volontaire et avait été retenu pour partir en Lybie suivre une formation de pilote. Sur le coup, je n’y ai pas cru. Même si les petites études qu’il avait faites – il n’était pas arrivé au bac – devaient le distinguer des autres recrutés de force, ce n’était pas l’idée que je me faisais du bagage requis pour devenir pilote de chasse. Je ne l’ai pas découragé, mais dans mon for intérieur … Pourtant, une quinzaine de jours après, James est venu faire ses adieux à sa tante, et à nous, son départ était imminent. Alice mêlait tristesse et fierté. Son neveu bientôt pilote ! Quelle histoire ! Soulagement aussi car du côté de la frontière tanzanienne, ça avait commencé à se battre : la Kagera avait été reprise, et les rebelles avançaient dans la foulée, les combats semblaient s’intensifier, même si Amin affirmait que la situation était under control. Mieux valait le neveu en Lybie qu’au front.
La situation s’est en effet dégradée pour Amin, malgré le soutien jusqu’au bout ou presque, aussi massif en termes de blindés qu’inefficace, de Kadhafi. En quelques mois, les troupes de l’UNLF, fortement soutenues par les Tanzaniens sur leurs arrières, sont arrivées devant Kampala, qui est tombée en avril, précipitant la chute d’Idi Amin qui a pris la fuite tandis que la guerre de libération se poursuivait, jusqu’aux confins du pays, et que l’Uganda Army du dictateur renversé se débandait en disparaissant dans la nature, avec armes et bagages.
Mais quid de James, qui n’avait pas eu le temps, depuis son départ, de donner des nouvelles ?
On ne l’a su que longtemps après. Peut-être deux ans ou plus. J’ai reçu une lettre, par je ne sais plus quelle voie. Il s’était retrouvé pour ainsi dire pris au piège en Libye. Les militaires ougandais comme lui s’étaient vu interdire de sortir du territoire. Et de surcroît pour aller où ? Rentrer au pays ? Quel sort serait fait à un soldat de l’armée d’Amin ? Il disait qu’il allait bien, qu’il était bel et bien devenu pilote, et faisait voler des MIG. Il donnait peu de détails. C’était aussi l’époque où les Libyens étaient engagés au Tchad, et se battaient contre les Français.
J’ai reçu plusieurs lettres comme ça, et je donnais les nouvelles à Alice. Il s’était converti à l’Islam, avait pris un nom musulman, et épousé une Libyenne. Il semblait avoir fait le choix de s’installer. Retournerait-il jamais en Ouganda ? Sa vie avait pris un autre cours.
La nôtre aussi. Le contrat fini, il avait fallu quitter Kampala. Rejoindre un autre poste, dans le nord du Nigeria. Alice avait souhaité rentrer au village, ne plus élever les enfants des autres, qui partiraient un jour. Nous n’avons jamais plus eu de nouvelles. James a dû m’écrire encore une fois, puis nous avons perdu contact.
Il doit avoir atteint la cinquantaine. Pilote-t-il encore ses MIG ? Ou la vie lui a-t-elle encore réservé des rebondissements du meilleur picaresque ? Que devient-il à l’heure où j’écris, s’il est encore dans le chaos libyen ?

A-t-on vraiment de ces destins dans nos vieux pays ?

mercredi 19 janvier 2011

C'est du rythme, tous les choses c'est du rythme

Un petit bijou de film sur la musique et le quotidien, dégoté par Qudus.
Je partage.
En hommage à la culture malinké.

lundi 17 janvier 2011

Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse

C'est d'Abd el Malik, à propos du vivre ensemble et de l'image de l'Islam, regrettant qu'on ne voie que les extrémismes et les crises, sans percevoir ce qui se passe au jour le jour, dans l'immense majorité modérée.
Joli, non ? Même si ce n'est pas de lui, mais un proverbe immémorial, il fallait le dire.

Il a dit plus, au gars qu'il avait en face :
" Vous savez quoi de l'Islam ? Moi je viens d'un quartier, un quartier difficile. La communauté musulmane, les Musulmans, c'est beaucoup plus complexe que ce que vous dites.
On est pris en otages par certaines personnes, une minorité. Et vous, vous faites la promo de ça ! Vous savez très bien qu'un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse, et ces gens-là, ils sont spectaculaires, ils font beaucoup de bruit. Ils prônent une vision totalement décalée de l'Islam, qui n'est pas l'Islam.

Abd al Malik - Photo : BFC

Pourquoi vous ne parlez pas, à un moment donné, des gens positifs, des gens qui font avancer les choses, qui comprennent que la spiritualité de l'Islam, ce n'est pas quelque chose de l'ordre du privé, mais de l'ordre de l'intime. et qu'on a besoin de ces valeurs républicaines, laïques, démocratiques , pour garantir le fait qu'on soit juif, chrétien, boudhiste ou musulman, qu'on puisse vivre ensemble.Il y a énormément de musulmans qui sont dans une démarche comme ça.
Aujourd'hui, il y a beaucoup de peur, les gens surfent sur la peur. Aussi, à un moment donné, il faut qu'on sorte des peurs.
Pou r moi, il y a un défi essentiel qu'on doit tous relever aujourd'hui, qui est relever le défi du VIVRE ENSEMBLE. La France d'aujourd'hui n'est pas la France d'hier.
Aujourd'hui, la diversté n'est pas une tare, c'est un cadeau.
On doit trouver ce qui nous rassemble. Pourquoi toujours chercher ce qui nous sépare ? C'est là le problème."

Il aurait pu s'adresser à l'ensemble des médias.
Quel défi que de faire entendre la poussée des feuilles, de faire sentir la croissance des troncs !
Mais aussi, il faut que ceux-là dont ils parlent, lui par exemple, les autres, se fassent entendre, se prononcent haut et clair.
Que ne s'emparent-ils du vent comment le font les filaos, les pins, les chênes ?

mercredi 12 janvier 2011

La culture forte de Laferrière

Encore une fois, Dany Laferrière est inspiré. Il est très certainement ma dernière grande découverte en date, arrivé dans mon paysage quand Haïti s’y profilait en termes d’amitié, heureuse coïncidence.
J’avais souri charmé au Je suis un écrivain japonais, j’avais du coup sauté sur Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, avec ravissement, avant de me plonger dans l’envoûtement de l’Enigme du retour. Et chaque fois que je l’avais entendu à la radio, un plaisir d’humour, d’humanité substantielle, de fulgurances.

Le séisme du 12 janvier est passé par là, il y a un an jour pour jour. Le Nouvel Obs publie une excellente interview, à lire dans son entier 
Mais je veux ici en retenir deux extraits, qui tournent autour d’une seule idée à mes yeux majeures.

"D’autre part, les pays de la Caraïbe ont besoin de tourisme pour vivre. Or s’il n’y a pas une culture forte, ça va être du tourisme sexuel… Il faut créer l’image que si l’on vient en Haïti, c’est pour autre chose: parce qu’il y a de la vie, que le pays est habité, qu’il y a des gens à rencontrer… Ça pourrait donner une autre proposition de voyage. Pas de tourisme: de voyage! Allez donc voir Haïti, plutôt que d’envoyer de l’argent aveuglément en vous demandant où il va. Allez voir, vous rencontrerez des gens, vous nouerez des partenariats, de quelque manière que ce soit. Vivez cette expérience avec des individus qui, tout de même, sont indomptables! Allez voir ces gens qui ont résisté aux séismes, aux inondations, aux élections, à tout! "
"D. Laferrière.- Oui, c’est pour ça que je ne cherche pas de légitimité territoriale. Même dans mes livres, je n’ai jamais caché mon passé… Au contraire. Je ne cherche pas une pureté nationale parce que je crois au mixage. Pas exactement au métissage, mais à une forme d’hybridité. Il y a beaucoup d’écrivains du sud qui viennent dans le nord et qui gomment leur expérience du nord quand ils retournent chez eux. Moi je souhaite que cette expérience soit connue. Je ne veux pas avoir pensé plus de trente ans à l’extérieur et que ça ne se sente pas! Ce serait une fausseté, il faut que ça se voie. Ça se vit. Il faut que les gens qui sont toujours restés à l’intérieur voient que quelqu’un est parti, puis revenu. Dans le temps, on peut acquérir de nouvelles expériences, il y a la possibilité de bouger dans sa structure humaine. Quand un jeune homme voit que c’est possible sans perdre de son essence, c’est énorme. Oui, on peut voyager très longtemps et parler de l’odeur du café. On peut faire ça. On peut cumuler, additionner les cultures, rester ouvert au reste du monde et sans risque de perdre son essence. On peut changer, et garder des rapports souterrains avec ce que l’on a été."
D’abord, quel encouragement à nous qui, avec Geneviève, prévoyons justement un voyage en Haïti, à la fin avril, au sens qu’il donne au voyage, d’aller à la rencontre, de « nouer des partenariats », de « vivre avec ». Ce que nous essayons de faire depuis toujours, je crois. Depuis l’Ouganda où on a vite vu que la faune des parcs, certes, les paysages somptueux, assurément, mais que l’intérêt véritable était les gens. Partager avec eux, mesurer ce qu’on a de commun, malgré parfois toutes apparences, se frotter à leur différence pour la découvrir mais aussi pour se connaître à cette épreuve. Car on s’y met en danger, il y a péril, mise à nu de soi, on se découvre. Passage obligé pour se retrouver, pour que l’échange se fasse.
D’où ce qu’il dit d’essentiel : oui, on peut partager avec d’autres cultures, changer à leurs contacts, profondément même (« bouger dans sa structure humaine »), j’ajouterais se bonifier à cet échange. Et tout cela « sans perdre son essence » s’il y a une culture forte.
C’est là le point central. Toutes les réactions de repli sur soi, individuelles ou collectives, les peurs au contact de l’autre, de son intrusion, sont symptômes de faiblesse, de vulnérabilité. On n’est perverti, déculturé, assimilé, ou quelque soit le terme, que si son essence ne résiste pas au frottement, cède au contact.
C’est la leçon de Lamu, qui absorbe la modernité tel qu’en lui-même, depuis trente ans qu’on le connaît. C’est aussi ma vie, en quelque sorte.

mardi 4 janvier 2011

Violences en Côte d'Ivoire

Témoignage d’un Burkinabé résidant en Côte d’Ivoire, à Grand Bassam (ancienne capitale coloniale, plage courue à environ 30 km d’Abidjan). Je reprends verbatim cet échange sur le net, qui atteste des violences qui ont cours, mais aussi d'une certaine résignation à leur égard, parmi la population. Et notamment ces Burkinabé nés sur place, mais considérés comme étrangers, tenus pour des soutiens de Ouattara, cibles potentielles de représailles en cas d'affrontement, comme ils l'ont été en 2002 et 2004.
C’était le 22 décembre. Un chat au hasard du net, devenu, je crois, un document.

moi je suis a grand bassam ici tous va bien
- ok, on m'a dit qu'on avait tiré sur des gens à la sortie de la mosquée vendredi dernier?
tu fais quoi à Bassam?
non il on lense agrinogen (ils ont lancé des grenades lacrymogènes) les gens on blile (les gens ont brûlé) la voitir de police il son venir fais couri (ils ont fait fuir les gens) les on deux mort sa va. (il y a eu deux morts, ça va)
- quand même!!!! il y a eu deux morts tu dis? militaires ou civils? tu fais quoi à Bassam?
sivil moi je suis mecanicien auto et moto
- ok, très bien. Des Ivoiriens qui sont morts? ou Burkinabé ? quels âges ?
non boukinabé les mort un boukinabé un iroiriens moi j'ai 34ans (non, un Burkinabe et un Ivoirien sont morts)
- tu sais les âges qu'ils avaient les deux morts? ils ont été tués dans la mosquée? à quel endroit? par balles ?
non pas a la mosque a coté de la police les desiemme ou fare (le deuxième au Fare)
- qui a été tué à côté de la mosquée? et quels âges?
il a 20ans le boukinabé
- c'est une balle qui a tué le jeune? à quel endroit il est mort?, tu le connaissais?
oui balle il est mort a cote de la police a 100m.je le connais trés bien .
- il faisait quoi ce jeune à Bassam? il était la depuis longtemps? tu t'appelles comment toi? et depuis quand tu es à Bassam?
oui il est née ici bassam .il marche n'est il etait derier les coupe (il marchait, il était derrière le groupe) moi je m'appelle XXX
- il était derrière quoi? pas compris
les homme eté bouceoup (il y avait beaucoup de gens) balle la trouve derier (il a reçu une balle alors qu’il était à l’arrière)
- ok, et l'autre ivoirien? quel âge? tué au même endroit?
il a 26ans non l'autre au fare
- au fare c'est quoi? il faisait quoi comme métier l'ivoirien ?
au fare un quartie de bassam il regade la tele balle est rentre dans le nur il est moi (mort) 26ans un ivoirien
- Tu travailles où à Bassam ? depuis combien de temps tu es à Bassam? et en Côte d’Ivoire ?
moi je suis née ici je traille garaje chez XX j'ai travalle a XX 6 ans que j'ai laise (j’ai travaillé dans un hôtel 6 ans mais j’ai arrêté) je veux le garaje
oke les siber (cyber) ferme je te donne mon imail...'XXX@yahoo.fr) tu m'ecrir