lundi 27 décembre 2010

La mosquée bleue

Le voyage retour de Nairobi, au tarif le plus bas, prévoyait une escale de huit heures à Istanbul. Jamais allé en Turquie, connais pas, que des a priori, un peu des préjugés. L’occasion de découvrir, vite fait.
L’avion avait décollé vers les deux heures du mat, après trois heures ou plus de contrôles et sudokus ; atterri sur le coup de huit heures, après le somptueux survol de la vallée du Nil. Pas frais, plutôt naze, mais à moi Byzance, Constantinople, Istanbul, la Sublime Porte.
Les embouteillages de la ville sont légendaires, mais le métro qui démarre de l’aéroport, plus le tramway en correspondance, qui permet en plus de découvrir les aspects divers de la ville, et vous voilà en rien de temps au centre historique, au cœur ottoman, Sultanhamet.
Onze heures étaient passées, à déambuler entre les ifs, les oliviers des placettes, les restes du cirque romain, l’obélisque piquée aux Egyptiens dès les premiers siècles. Le moment d’aller visiter la mosquée bleue, qui pointait déjà depuis longtemps ses fins minarets dans le bleu du ciel.
Il y avait encore le temps d’une bonne visite, avant qu’elle ne devienne inaccessible à l’heure de la prière.
Je m’insère dans la file des touristes, moyenne, le temps de lire les instructions, les bons usages à respecter, et c’est déjà ce portique, qui court le long d’un côté, où on vous munit d’un sac plastique pour y mettre vos chaussures, avant d’entrer par la porte des infidèles.
Un immense volume, où le regard se perd dans le vaste dôme, si haut, se prolonge encore sous les coupoles du pourtour. Des filins descendent des cieux pour suspendre, très bas, de grands luminaires circulaires. Leurs lampes dorent à  peine la lumière bleutée que les vitraux diffusent, tempérant l’ardeur du soleil au dehors. Chance est laissée à une certaine pénombre, propre au recueillement. Un tapis profond absorbe les pas, et l’œil se perd dans ses motifs à l’infini. L’espace est rompu par un édifice carré à colonnes, décentré, pour les dignitaires d’avant, je comprends.
Et puis une barrière de bois tourné délimite l’étendue. L’en-deçà où déambulent les visiteurs, où crépitent les appareils photos, où bruit un mélange de voix et de langues multiples, où une foule progresse, brownienne, en visite, tête en l’air ou plongée dans des guides, doigts pointés et yeux derrière les viseurs, rattachant parfois maladroitement le pagne donné à l’entrée pour dissimuler des jambes trop nues. Et au-delà, plus grand, l’espace réservé aux fidèles, qui sont quelques uns à peine, répartis mais en fait alignés, prosternés en cours de prière, ou assis les genoux repliés, dans la méditation, ou le repos, qui suit. Certains repartent, d’autres arrivent, déposent leur sac plastique aux chaussures avant de choisir une place, et debout, mains ouvertes, entament l’oraison. Silence, mouvements rares et feutrés, sérénité et recueillement.
Je suis le mouvement, mais reviens en arrière, cherche à découvrir un angle de vue derrière un pilier. Le brouhaha à peine étouffé me pèse. Tandis que la fatigue de la nuit me tombe dessus, j’ai envie de m’imprégner du lieu, de cette paix observable derrière la barrière.
J’avise, sur le côté, dans la partie accessible, sous une de ces petites coupoles du pourtour, à l’écart de la foule, un pied de colonne d’où on peut embrasser l’ensemble du sanctuaire. Comme je l’ai vu faire dans des mosquées de Lamu, je m’assois sur le tapis moelleux, mon sac et celui des chaussures posé à côté, adossé au mur, jambes repliées sous moi, et je m’abime dans la contemplation de l’architecture, dans le spectacle des orants.
Le passage de quelqu’un a dû me réveiller.
Le silence régnait, ou le bruit ouaté de déplacements discrets, de mouvements respectueux. La foule avait disparu, le groupe de fidèles s’était étoffé, c’était l’heure de la prière.
On avait d’ailleurs déplacé la barrière de bois, désormais sans utilité, et je me retrouvais assis, contre mon pilier, dans la délimitation intérieure. Un peu mal à l’aise. Incongru, déplacé, celui qui ne devrait pas, un rien blasphématoire.
Des employés sont passés et repassés, qui pour ranger dans un placard au fond de la niche le fil d’un aspirateur qu’il enroulait autour de son coude, une femme qui a encore déplacé légèrement la barrière, en hélant en sourdine son collègue. L’air de rien, je guette le regard réprobateur, ou le froncement de sourcil. Rien.
Etais-je invisible ? En tout cas indifférent, insignifiant, normal, sans encombre. On avait bien dû se rendre compte, cet individu endormi, dans la partie public en visite. On aurait pu me réveiller, pour m’aviser aimablement que l’heure était arrivée de sortir, que c’était désormais réservé aux Musulmans. Mais non.
Ils étaient de plus en plus nombreux à arriver, et à s’aligner là-bas, plus loin, pour commencer la prière, s’aidant des motifs arabesques de l’épais tapis. Cette succession bien réglée de gestes et de postures, qui m’est à présent familière pour l’avoir vue tant de fois, par les portes des mosquées de Lamu, dans les petits oratoires le long des rues et des routes du nord Nigeria, à la maison même, avec des amis en visite. Chacun débutant à son moment, les uns se courbent quand d’autres se relèvent, l’un se passe les mains sur le visage quand l’autre devant a le front au sol, tandis que plus loin on s’est déjà assis sur ses talons, comme je le suis moi-même au bas de mon pilier, à contempler cette chorégraphie décalée, où la même longue phrase gestuelle se répète en canon. Le tout dans le silence des paroles tues, dans les fors intérieurs.
Des femmes étaient venues, en groupe, s’installer bien plus près de moi, loin en arrière des hommes, elles avaient posées au pied du gros pilier leurs sacs à mains, emplettes et chaussures, et s’étaient alignées, avec leurs fichus noués sur la tête, des pardessus recouvrant leurs blouses de paysannes en plein mois de juillet. D’où pouvaient-elles venir ? D’un village d’Anatolie, et en visite dans la ville, pour prier dans la mosquée de leur grande histoire ? Ou d’une banlieue d’Istanbul où la modernité les avait fixées, et en balade aujourd’hui au centre ville ? Elles étaient joyeuses, l’œil rieur, les sourires échangés, avant de se mettre pieusement à prier.

Je suis resté ainsi longtemps, à m’imbiber de cette sérénité bleutée, à parcourir les courbes lumineuses, à suivre les calmes mouvements retenus, à écouter les interstices du silence, à me laisser pénétrer par la profondeur de l’immuable. Conscient du privilège de ce moment jubilatoire.
Puis j’ai rassemblé mes affaires, me suis levé et dirigé vers la sortie, j’ai remis mes chaussures. Le flot des touristes était là, je m’y suis fondu.
photos Geneviève Bertrand

lundi 20 décembre 2010

Laïcité menacée de hold-up

Ces jours-ci, c’était le 105ème anniversaire de la loi de 1905, celle sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Au moment même où la notion de laïcité devient un enjeu majeur, en tout cas le contenu qu’on lui donne.
Le 16 décembre aux Matins, sur France Culture, Olivier Bobineau expliquait qu’on pouvait distinguer quatre grandes conceptions de la laïcité, qui prennent toutes racine dans la loi, qui sans être contradictoires induisent des pratiques fort divergentes – et dont tout Français est peu ou prou habité. Il les a définies comme :
La laïcité d’opposition : l’Etat doit s’opposer à tout affichage public, dans les rues, de toute croyance ; elle s’attaque à la visibilité du religieux dans l’espace public. C’est la laïcité du contexte historique de 1905, où il s’agissait de lutter contre l’Eglise et son pouvoir, celle où on bouffe du curé, c’est moi qui ajoute.
La laïcité de neutralisation : la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Article 2, alinéa 1.
La laïcité de composition : toutefois  - article 2 alinéa 2 - peuvent être inscrites au budget les dépenses relatives aux services d’aumôneries. Donc, on permet aux croyants de pratiquer leur religion dans des lieux publics mais fermés (internats, écoles, hôpitaux, armée, prisons, etc.).
La laïcité de proposition : la République assure la liberté de conscience, elle garantit le libre exercice des cultes, sous réserve de trouble à l’ordre public. C’est l’article 1 de la loi.
Actualité brûlante !
La droite dure, et Marine Le Pen s’est mise dans ce sillage, est en train de s’emparer de la notion de la laïcité, pour en faire un outil de xénophobie, de repli identitaire et d’incitation à la haine de l’étranger, assimilé à l’Islam.
Elle réinvestit la laïcité d’opposition, bien ancrée dans les consciences, qui a eu son heure de gloire quand il s’agissait de lutter contre le pouvoir du goupillon. Cette fois, on bouffe de l’imam, du voile et de la mosquée. On attaque toute visibilité du culte musulman, au nom de l’opposition à un affichage public. On orchestre la peur, les fantasmes, pour les instrumentaliser en haine, en rejet de l’autre. Et ce, fallacieusement, au nom d’une conception dévoyée des valeurs républicaines.
Il faut, d’urgence, sauver la « laïcité » des griffes de ce détournement.
Il faut lui opposer une laïcité ouverte, la seule véritablement républicaine, qui garantit la liberté et la fraternité.
Pour cela, on ne peut faire l’économie d’un discours sur l’Islam. Un discours empathique et franc, ouvert et rigoureux, serein et sans complaisance.
Il faut désamorcer les peurs, les craintes fabriquées de toutes pièces à partir d’a priori, de préjugés, de méconnaissances surtout. Qui a vécu en pays d’Islam (au pluriel) sait combien ce qui se véhicule dans l’air du temps est loin de la réalité.
Il faut relativiser, remettre en perspective, expliquer.
Il faut que nos compatriotes musulmans modérés s’expriment, et qu’ils puissent devenir audibles.
Car si la visibilité de l’identité musulmane est inévitable, indispensable, légitime, sauf à exiger des musulmans qu’ils la dissimulent comme une tare honteuse, elle a besoin, pour être largement acceptée, de davantage de lisibilité. La société dans son ensemble a besoin de mieux comprendre et se comprendre.

dimanche 12 décembre 2010

Tout est dans "cette manière"

« Celui qui aime les femmes de cette manière les aime par amour divin.
Mais celui qui ne les aime qu’à cause de l’attraction naturelle se prive de cette contemplation. L’acte sexuel sera pour lui une forme sans esprit.
Il demeure imperceptible à celui qui s’approche de son épouse ou d’une femme quelconque pour sa seule volupté, sans connaître l’objet de son désir.
Cet homme est aussi ignorant vis à vis de lui-même qu’il le serait à l’égard d’un étranger auquel il ne se serait jamais découvert. »
Encore un passage entendu aux Nouveaux chemins de la connaissance, cette fois tiré du Traité de l’Amour de d’Ibn Al'Arabi – mystique andalou du début du XIIIème. Cité dans Trésors dévoilés : Anthologie de l’Islam spirituel, de Leili Anvar.

jeudi 9 décembre 2010

Démocratie en Afrique : faut-il vraiment élire les présidents ?

Deux amis qui me sont chers sont l’un en Haïti, l’autre en Côte d’Ivoire. C’est dire si en ce moment la problématique des élections, et les élections problématiques, sont un sujet pour nous de préoccupation. Plus d’inquiétude.
L’image véhiculée est bien entendu déplorable, celle d’un continent toujours incapable d’avoir une conduite raisonnable (oui, Haïti n’est pas en Afrique, cela ne m’a pas échappé !), bref désespérant pour les bonne âmes, tel qu’en lui-même pour les moins bonnes.
La situation remet sur le tapis « la sempiternelle interrogation sur la capacité de l'Afrique à faire sienne les principes de la démocratie » comme le dit Georges N’Zambi, universitaire, dans sa Chronique d’abonnés du Monde du 05 décembre, intitulée Afrique et Démocratie : un couple antinomique ?
Et il cite, sans vraiment le houspiller cette fois, les phrases de Chirac qui, au début des années 90, avaient tant fait polémique, où il avait cru pouvoir énoncer que « En raison de cette faiblesse structurelle et en l'absence de clivages idéologiques, la démocratisation de l'Afrique ne pouvait que déboucher sur le chaos, le désordre ; un luxe que les pays africains ne pouvaient s'accorder. » Chirac prophète ?
Ouvert depuis maintenant plus de vingt ans, ce débat touche à de l’identité, atteint la profondeur des êtres, tourne largement à la théologie. Il ne saurait vraiment avancer. Peut-être est-il aussi mal posé, ou faut-il le déplacer.

Quand on parle de démocratie, il semble aller de soi que cela implique l’élection du Président au suffrage universel. C’est une évidence, un dogme, que je ne vois nulle part interroger. Donc, partout, faut des élections présidentielles.
Et à chaque fois ou presque, le scénario se retrouve : si le sortant n’est pas plébiscité, l’élection est dans le meilleur des cas sujette à caution, ou trafiquée sans vergogne, annulée et renversée ou interrompue par la force. Quand cela ne génère pas des affrontements meurtriers, voire des guerres civiles, cela installe des dictatures, ou de toute façon des rancœurs, des antagonismes, et en tout état de cause, un dégoût de la « démocratie », dans le pays comme dans ceux qui s’en sentent proches.
Les exemples pullulent. Accusation de truquage des résultats au Kenya en 2008, milliers de morts et déplacés, nettoyage ethnique grave, des mois pour arriver à un compromis sur un gouvernement d’union paralysé, qui ne gère guère que la prédation. Crise toute récente en Guinée, heureusement apparemment bien résolue, mais au prix d’une aggravation des divisions dans le pays. En 1981, en Ouganda, le détournement éhonté des résultats (à la façon Gbagbo, déjà) a permis à Obote de revenir au pouvoir, mais a aussi provoqué une guerre civile de plusieurs années jusqu’à ce que le rebelle Museveni l’emporte. Au Nigeria, alors qu’il était évident que le milliardaire Abiola allait être élu, l’armée a fait pression pour que le processus électoral soit interrompu après le premier tour, avant que son chef Abacha s’installe directement au pouvoir pour plusieurs années de dictature féroce.
Qui pense sérieusement que les Bongo et Eyadema fils, Biya, et autres sont bien élus, ou que les résultats proclamés reflètent bien l’expression des électeurs, même pour un Compaore, ou un Wade bis. (1)
A propos de ce dernier, qui a bénéficié – après combien de déboires ! – d’une alternance de haute tenue, ne fait-il pas tout à présent pour que cela ne se reproduise pas, en sa défaveur ? Au fait, ne faut-il pas aussi rappeler qu’en Côte d’Ivoire, cette alternance qui a amené en 2000 l’éternel opposant Gbagbo au pouvoir ne s’est faite qu’après un long bras de fer avec Guei qui voulait manipuler les résultats et confisquer l’élection. Bis repetita ? oui, mais à front renversés, comme quoi aussi ce n’est pas affaire d’hommes, méchants ou gentils.
On n’en sort pas, ce serait à désespérer … si on reste dans cette logique, et qu’on ne s’interroge pas sur ce qu’est une élection présidentielle, et sa nécessité.

L’élection présidentielle est-elle l’alpha et l’omega de la démocratie ?
On ne se pose même pas la question, tant cela semble évident. Je ne me souviens pas même l'avoir jamais lu ou entendu poser.
A l’époque des processus démocratiques, après le discours de Cancun, pour donner un repère familier, tout le travail institutionnel s’est fait autour du pouvoir présidentiel, et de l’élection de son titulaire.
Or, peut-il y avoir démocratie SANS que le président soit élu directement par le suffrage universel ?
Bien entendu ! Poser seulement la question, c’est faire sauter la fausse évidence.
Je passe sur les royaumes européens, où l’exécutif est dirigé, en règle générale, par le chef du parti majoritaire au Parlement, ou par une personnalité qui peut rassembler une majorité. Mais c’est le cas aussi de Républiques, comme l’Allemagne ou l’Italie. Sans parler de l’Inde, pour sortir du cercle occidental.
Qui dira que les Troisième et Quatrième républiques en France n’étaient pas des démocraties ? Avec leurs défauts, certes, mais elles ont servi, leur temps.
On m’objectera que ce sont là des démocraties parlementaires, alors que dans les pays qui nous occupent, nous avons affaire à des régimes présidentiels.
On approche là peut-être de la vraie question : la nature de l’exercice du pouvoir, et de son partage – les modalités pour y accéder n’étant que conséquence.
Je ne m’y lancerai pas ici.
Mais remarquons que même dans les démocraties à systèmes présidentiels, l’élection au suffrage universel présuppose une série de garde-fous. Elle va avec une stricte et effective séparation des pouvoirs, avec l’existence réelle de multiples contre-pouvoirs, nationaux et locaux, d’institutions de contrôle indépendantes, …
C’est le cas aux Etats-Unis (2), où les pouvoirs présidentiels sont strictement (dé)limités. Où l’alternance est coutumière, a ses règles et ses usages, …
Restons en France, puisque cela semble être encore l’horizon de nombreux constitutionnalistes, et largement aussi de la population, en Afrique, francophone tout particulièrement. Il faut se souvenir qu’en 1958, la Constitution de la 5ème république prévoyait que le Président serait élu par un vaste collège de grands électeurs (parlementaires, élus locaux). C’est De Gaulle qui, en 1962, a voulu  qu’il soit élu au suffrage universel. Et Mitterrand, à l’époque, de crier au danger de dictature !
Si la suite lui a donné tort, ce n’était pas totalement faux. Le danger ne disparaît que dans la mesure où l’organisation politique globale, équilibres, contre-pouvoirs, etc., l’empêchent de s’actualiser. Et donc ne bloquent pas l’alternance.
Mitterrand l’a vérifié quand il en a profité, en 1981. Et encore, qui, quand il l’a vécu, ne se souvient de la panique dans certains cercles dirigeants ?
L’élection présidentielle au suffrage universel requiert une démocratie apaisée, équilibrée, qui a fait l’expérience de l’alternance.
Pourquoi donc, dans tous les pays africains, à l’exception des dictatures et encore, fait-on rimer, en Occident aussi bien, démocratie et présidentielles ?

Quelle est la nature d’une élection présidentielle en Afrique
On dirait que ça leur va comme un gant, à tout le monde.
La Communauté internationale, elle y reconnaît une forme connue, elle envoie force observateurs, elle vend du savoir-faire. Elle déplore la mauvaise issue, dont elle n’est pas comptable.
Les médias, et l’opinion qui va avec. Une compétition bien identifiée, avec méchant et gentil souvent, de quoi réinvestir facilement toutes sortes d’a priori et d’imaginaires (religion, tribus) pour intéresser à des actualités étrangères un auditoire qu’on pense incapable d’entendre une situation complexe. Quand ça se termine mal, c’est tout bénef, ya de l’image et les stéréotypes en sortent bien renforcés, bien efficaces.
Les Africains ? Certainement aussi. Ils veulent être partie prenante aux choix de leurs dirigeants, c’est évident. Ils sont habités d’un désir de démocratie, et ces échecs, ces mauvais coups les meurtrissent, ou finissent par les décourager. On entend que dans la tradition et la culture africaines, la figure du chef est centrale, son rôle éminent, et donc que sa désignation – par tous – prime tout autre acte d’expression de la volonté populaire. Le reste serait insignifiant. Je ne souscris qu’avec force bémols à cette idée, et pas du tout à cette conclusion.

Ceux qui y trouvent autrement leur compte, c’est le personnel politique, à voir ce qu’ils en ont fait. A savoir un jeu de quitte ou double fatal.
Quel est en effet le sens de telles élections ?
Nous sommes, pour simplifier à l’extrême, voire caricaturer, dans des pays où, aujourd’hui encore, détenir le pouvoir, c’est détenir l’accès à la ressource. Et la possibilité d’en exclure d’autres. Je ne parle pas seulement de moyens illégaux, ou de corruption. Dans ces régimes appelés naguère néo-patrimonialistes, l’existence même du groupe gravitant autour du pouvoir, au sens large, dépend économiquement des ressources de l’Etat, directement ou indirectement, prébendes, marchés publics, positions.
Dans beaucoup de cas, perdre le pouvoir, c’est se retrouver à la rue. Voire, à la merci des adversaires d’hier qui n’hésiteront pas, comme vous l’avez fait, à vous mettre hors circuit, à vous poursuivre pour malversations réelles ou supposées jusqu’à risquer l’exil ou la prison. C’est donc humainement inconcevable.
Cela vaut pour les groupes ethniques, qui font du titulaire leur champion, puisqu’il a pu leur redistribuer peut-être un peu, et qui se voient demain en seconde zone ou même vulnérables si les autres prennent la place.
La situation est pire quand le règne qui s’achève est profondément entaché de faits plus graves, de corruption massive, d’assassinats, de crimes de guerre. C’est tout le système immunitaire qui tombe. La Roche Tarpéienne, direct ! Quelle belle âme, par respect pour la voix populaire, ne s’accrocherait pas au Capitole ?
La situation est rendue pire par la condamnation – louable – de l’impunité par la communauté internationale. L’assassinat de Jean Hélène, les massacres perpétrés par les Jeunes patriotes, la disparition d’autres journalistes : à tort ou à raison, la justice, ici et là, attend son heure. Que peut faire un Gbagbo ? où aller ? A ce titre, l’exemple d’un Charles Taylor n’est pas fait pour inspirer confiance dans des assurances qui seraient données.
Et passe Gbagbo lui-même, mais son entourage, ses soutiens les plus impliqués ? Ceux qui sont toujours les passés par profits et pertes des négociations entre chefs. Ceux qui aujourd’hui doivent le contraindre à tenir, si tant est qu’il serait tenté de lâcher, car ils savent que s’il lâche, ils sont morts !
Elire au suffrage universel le Président d’un tel type de système politique ne peut donc générer que des alternances de crise. A ma connaissance, il n’y en a eu de pacifiques que lorsque le sortant ne se représentait pas, et qu’il avait pris avec les uns et les autres les précautions nécessaires pour une dolce vita subséquente (Arap Moi au Kenya, Obasanjo au Nigeria). Si, une exception : Diouf au Sénégal. Mais Diouf est un gentleman (en toute francophonie) et qui dit gentleman dit aussi agreement. Et assurance d’une autre vie ailleurs.
Se demander, à propos de chaos post électoraux, si l’Afrique est capable de démocratie n’est donc pas la bonne façon de poser la question.
Peut-être faut-il d’une part, au fond, s’interroger sur la nature même des pouvoirs, leurs équilibres, leur répartition, bref leur caractère démocratique. Le mode de dévolution n’étant qu’un aspect de la dite démocratie.
Et à plus court terme, plus atteignable, pourquoi ne pas suggérer d’éviter ces compétitions à mort, façon gladiateurs antiques, que sont les élections présidentielles.

Bâtir les bases des démocraties en Afrique
Je ne suis pas outrecuidant au point de vouloir conseiller quoi faire. Seuls les Africains le savent, ou le trouveront eux-mêmes. Et toutes les lignes ci-dessus doivent contenir déjà, mais tant pis, leur pesant d’outrecuidance.
Cela ne m’empêchera pas cependant d’aligner encore quelques idées, de vieilles réflexions.
Sommaires, et en vrac.
D’abord, je crois profondément que la vie démocratique, et la culture qui va avec, se construit à la base, au village, au niveau du quartier, pour la gestion des affaires locales. Sans cocorico excessif, la figure du maire, et le débat politique autour des enjeux municipaux, est essentielle pour l’ancrage de la démocratie. Là, pas ou si peu de clivages ethniques, ou religieux, les divergences d’intérêts et les contradictions vont relever du politique. Encore faut-il que ces collectivités territoriales existent, disposent de ressources et de responsabilités. C’est peut-être à ce niveau que peuvent émerger de nouveaux dirigeants, des leaders, qui viendront renouveler, bousculer des clans politiques trop souvent sempiternellement cooptés (3).
Or, dans la plupart des pays, ou jusqu’à très récemment, la tendance était à tout centraliser, à tout focaliser sur le pouvoir central, sans oxygène pour la vie locale.
Une forte et effective décentralisation peut ainsi être un puissant générateur de démocratie.
De même, le débat politique peut être vif et profond pour l’élection des députés, s’il ne se résume pas à choisir le représentant du champion de cette partie du pays à la présidentielle, mais aborde d’autres enjeux. Pas simple, longue maturation, mais le jeu en vaut la peine.
Pourquoi alors ne pas envisager que la présidence soit désignée par un vaste collège de grands électeurs ?
Dès lors, la discussion et le compromis deviennent possibles. Ce n‘est plus bloc contre bloc, et à mort. On peut trouver des accommodements. Des personnalités de consensus peuvent émerger, en cas de blocage. Bref, de quoi apaiser.
Serait-ce vraiment moins démocratique ?
On en débat ?

(1)     amis Africains, tous mes exemples sont pris sur le continent. Je m’en explique. C’est parce que je le connais et que je l’aime. On peut en trouver aussi en Amérique latine, ou en Asie (Birmanie, par exemple), mais j’ai plus de mal à en parler.
(2)     Oui je sais, le Président des Etats-Unis est élu par de grands électeurs, et non directement par le suffrage populaire, mais on fera comme si.
(3)     Je ne suis pas totalement naïf et je sais aussi bien des limites et dérives des pratiques politiques au niveau local. Cela pourrait faire l’objet d’un autre débat.

mardi 7 décembre 2010

A propos du don

Je dois à France-Culture de transfigurer mes trajets en voiture et en train, boulot ou plaisir. Emissions en direct sur l’autoradio (quelle impatience dans les zones mal couvertes, où il faut tendre l’oreille parmi les parasites, ou pester d’avoir perdu la bonne longueur d’onde ! )  ou entassées dans la mémoire de l’i Phone, pour un voyage à venir.
Bien rare si le sujet est rasoir ; ou si je ne trouve pas pépite à méditer.
Et s’il m’arrive, dans un TGV tardif ou du petit matin, de m’assoupir de  plaisir à découvrir Malesherbes pour me retrouver dans un échange sur Le Misanthrope, il faut en blâmer la semaine de travail, pas l’intérêt de l’émission. Tranche de vie.

A propos de pépite, ou de diamant, cette citation d’Alain Caillé, extraite de Théorie anti utilitariste de l’action - fragments d'une sociologie générale (La Découverte, 2010) entendue dans Les Nouveaux chemins de la connaissance du 01 octobre 2010 :  

 « Intérêt pour soi et aimance, obligation et liberté, voilà les quatre pôles du don.
Toujours étroitement imbriqués.
Le don est hybride, soutient Marcel MAUSS.
Non seulement l’intérêt pour autrui y ramène à l’intérêt pour soi, et réciproquement. Non seulement l’obligation est celle de la liberté, et la liberté permet de s’acquitter de ses obligations. Mais il faut qu’il en soit ainsi.
Un don purement instrumental et intéressé échoue à nouer le lien social nécessaire à la satisfaction des intérêts de tous.
Un don purement altruiste auquel le donateur ne trouverait pas son compte et qui humilie le donataire tournerait au sacrifice et potentiellement au massacre généralisé.
Un don purement obligé, mécanique et rituel, perdrait toute sa magie.
Et un don purement gratuit s’abîmerait dans le non-sens. »

Comme je m’y retrouve, à tant d’égards !
Comme on peut parfois trouver formulée une conception diffuse, mais intuition profonde, qu’on ne s’est pas encore donné la peine d’énoncer, ou qu’on se trouve incapable d‘approfondir assez pour l’exprimer clairement.
Tant y est dit, sur les rapports que j’essaie d’avoir avec les uns ou les autres, sur mon apprentissage toujours continué auprès de mes relations africaines, sur la critique d’un humanitaire dont nous avons suivi les méandres, sur une certaine pratique de l’aide au développement aussi.
A creuser.

Pour que le plaisir soit complet, il y a eu aussi, du même, dans le même ouvrage, ces quelques aphorismes, eux aussi chargés de substance :

« La solidarité est ce qui succède à la charité en démocratie.
La charité suppose une asymétrie entre donateur et donataire.
La philanthropie restaure les tutelles, abandonne l’horizon d’égalité. »

C’est clair. Il semblerait que l’essentiel était dit par Marcel MAUSS, dans Essai sur le don, en 1924.
Je ne le lirai certainement jamais, même Raphaël ENTHOVEN (gloire à ce gars, il étincelle d'intelligence et de culture) disait que c'était difficile .....