jeudi 9 décembre 2010

Démocratie en Afrique : faut-il vraiment élire les présidents ?

Deux amis qui me sont chers sont l’un en Haïti, l’autre en Côte d’Ivoire. C’est dire si en ce moment la problématique des élections, et les élections problématiques, sont un sujet pour nous de préoccupation. Plus d’inquiétude.
L’image véhiculée est bien entendu déplorable, celle d’un continent toujours incapable d’avoir une conduite raisonnable (oui, Haïti n’est pas en Afrique, cela ne m’a pas échappé !), bref désespérant pour les bonne âmes, tel qu’en lui-même pour les moins bonnes.
La situation remet sur le tapis « la sempiternelle interrogation sur la capacité de l'Afrique à faire sienne les principes de la démocratie » comme le dit Georges N’Zambi, universitaire, dans sa Chronique d’abonnés du Monde du 05 décembre, intitulée Afrique et Démocratie : un couple antinomique ?
Et il cite, sans vraiment le houspiller cette fois, les phrases de Chirac qui, au début des années 90, avaient tant fait polémique, où il avait cru pouvoir énoncer que « En raison de cette faiblesse structurelle et en l'absence de clivages idéologiques, la démocratisation de l'Afrique ne pouvait que déboucher sur le chaos, le désordre ; un luxe que les pays africains ne pouvaient s'accorder. » Chirac prophète ?
Ouvert depuis maintenant plus de vingt ans, ce débat touche à de l’identité, atteint la profondeur des êtres, tourne largement à la théologie. Il ne saurait vraiment avancer. Peut-être est-il aussi mal posé, ou faut-il le déplacer.

Quand on parle de démocratie, il semble aller de soi que cela implique l’élection du Président au suffrage universel. C’est une évidence, un dogme, que je ne vois nulle part interroger. Donc, partout, faut des élections présidentielles.
Et à chaque fois ou presque, le scénario se retrouve : si le sortant n’est pas plébiscité, l’élection est dans le meilleur des cas sujette à caution, ou trafiquée sans vergogne, annulée et renversée ou interrompue par la force. Quand cela ne génère pas des affrontements meurtriers, voire des guerres civiles, cela installe des dictatures, ou de toute façon des rancœurs, des antagonismes, et en tout état de cause, un dégoût de la « démocratie », dans le pays comme dans ceux qui s’en sentent proches.
Les exemples pullulent. Accusation de truquage des résultats au Kenya en 2008, milliers de morts et déplacés, nettoyage ethnique grave, des mois pour arriver à un compromis sur un gouvernement d’union paralysé, qui ne gère guère que la prédation. Crise toute récente en Guinée, heureusement apparemment bien résolue, mais au prix d’une aggravation des divisions dans le pays. En 1981, en Ouganda, le détournement éhonté des résultats (à la façon Gbagbo, déjà) a permis à Obote de revenir au pouvoir, mais a aussi provoqué une guerre civile de plusieurs années jusqu’à ce que le rebelle Museveni l’emporte. Au Nigeria, alors qu’il était évident que le milliardaire Abiola allait être élu, l’armée a fait pression pour que le processus électoral soit interrompu après le premier tour, avant que son chef Abacha s’installe directement au pouvoir pour plusieurs années de dictature féroce.
Qui pense sérieusement que les Bongo et Eyadema fils, Biya, et autres sont bien élus, ou que les résultats proclamés reflètent bien l’expression des électeurs, même pour un Compaore, ou un Wade bis. (1)
A propos de ce dernier, qui a bénéficié – après combien de déboires ! – d’une alternance de haute tenue, ne fait-il pas tout à présent pour que cela ne se reproduise pas, en sa défaveur ? Au fait, ne faut-il pas aussi rappeler qu’en Côte d’Ivoire, cette alternance qui a amené en 2000 l’éternel opposant Gbagbo au pouvoir ne s’est faite qu’après un long bras de fer avec Guei qui voulait manipuler les résultats et confisquer l’élection. Bis repetita ? oui, mais à front renversés, comme quoi aussi ce n’est pas affaire d’hommes, méchants ou gentils.
On n’en sort pas, ce serait à désespérer … si on reste dans cette logique, et qu’on ne s’interroge pas sur ce qu’est une élection présidentielle, et sa nécessité.

L’élection présidentielle est-elle l’alpha et l’omega de la démocratie ?
On ne se pose même pas la question, tant cela semble évident. Je ne me souviens pas même l'avoir jamais lu ou entendu poser.
A l’époque des processus démocratiques, après le discours de Cancun, pour donner un repère familier, tout le travail institutionnel s’est fait autour du pouvoir présidentiel, et de l’élection de son titulaire.
Or, peut-il y avoir démocratie SANS que le président soit élu directement par le suffrage universel ?
Bien entendu ! Poser seulement la question, c’est faire sauter la fausse évidence.
Je passe sur les royaumes européens, où l’exécutif est dirigé, en règle générale, par le chef du parti majoritaire au Parlement, ou par une personnalité qui peut rassembler une majorité. Mais c’est le cas aussi de Républiques, comme l’Allemagne ou l’Italie. Sans parler de l’Inde, pour sortir du cercle occidental.
Qui dira que les Troisième et Quatrième républiques en France n’étaient pas des démocraties ? Avec leurs défauts, certes, mais elles ont servi, leur temps.
On m’objectera que ce sont là des démocraties parlementaires, alors que dans les pays qui nous occupent, nous avons affaire à des régimes présidentiels.
On approche là peut-être de la vraie question : la nature de l’exercice du pouvoir, et de son partage – les modalités pour y accéder n’étant que conséquence.
Je ne m’y lancerai pas ici.
Mais remarquons que même dans les démocraties à systèmes présidentiels, l’élection au suffrage universel présuppose une série de garde-fous. Elle va avec une stricte et effective séparation des pouvoirs, avec l’existence réelle de multiples contre-pouvoirs, nationaux et locaux, d’institutions de contrôle indépendantes, …
C’est le cas aux Etats-Unis (2), où les pouvoirs présidentiels sont strictement (dé)limités. Où l’alternance est coutumière, a ses règles et ses usages, …
Restons en France, puisque cela semble être encore l’horizon de nombreux constitutionnalistes, et largement aussi de la population, en Afrique, francophone tout particulièrement. Il faut se souvenir qu’en 1958, la Constitution de la 5ème république prévoyait que le Président serait élu par un vaste collège de grands électeurs (parlementaires, élus locaux). C’est De Gaulle qui, en 1962, a voulu  qu’il soit élu au suffrage universel. Et Mitterrand, à l’époque, de crier au danger de dictature !
Si la suite lui a donné tort, ce n’était pas totalement faux. Le danger ne disparaît que dans la mesure où l’organisation politique globale, équilibres, contre-pouvoirs, etc., l’empêchent de s’actualiser. Et donc ne bloquent pas l’alternance.
Mitterrand l’a vérifié quand il en a profité, en 1981. Et encore, qui, quand il l’a vécu, ne se souvient de la panique dans certains cercles dirigeants ?
L’élection présidentielle au suffrage universel requiert une démocratie apaisée, équilibrée, qui a fait l’expérience de l’alternance.
Pourquoi donc, dans tous les pays africains, à l’exception des dictatures et encore, fait-on rimer, en Occident aussi bien, démocratie et présidentielles ?

Quelle est la nature d’une élection présidentielle en Afrique
On dirait que ça leur va comme un gant, à tout le monde.
La Communauté internationale, elle y reconnaît une forme connue, elle envoie force observateurs, elle vend du savoir-faire. Elle déplore la mauvaise issue, dont elle n’est pas comptable.
Les médias, et l’opinion qui va avec. Une compétition bien identifiée, avec méchant et gentil souvent, de quoi réinvestir facilement toutes sortes d’a priori et d’imaginaires (religion, tribus) pour intéresser à des actualités étrangères un auditoire qu’on pense incapable d’entendre une situation complexe. Quand ça se termine mal, c’est tout bénef, ya de l’image et les stéréotypes en sortent bien renforcés, bien efficaces.
Les Africains ? Certainement aussi. Ils veulent être partie prenante aux choix de leurs dirigeants, c’est évident. Ils sont habités d’un désir de démocratie, et ces échecs, ces mauvais coups les meurtrissent, ou finissent par les décourager. On entend que dans la tradition et la culture africaines, la figure du chef est centrale, son rôle éminent, et donc que sa désignation – par tous – prime tout autre acte d’expression de la volonté populaire. Le reste serait insignifiant. Je ne souscris qu’avec force bémols à cette idée, et pas du tout à cette conclusion.

Ceux qui y trouvent autrement leur compte, c’est le personnel politique, à voir ce qu’ils en ont fait. A savoir un jeu de quitte ou double fatal.
Quel est en effet le sens de telles élections ?
Nous sommes, pour simplifier à l’extrême, voire caricaturer, dans des pays où, aujourd’hui encore, détenir le pouvoir, c’est détenir l’accès à la ressource. Et la possibilité d’en exclure d’autres. Je ne parle pas seulement de moyens illégaux, ou de corruption. Dans ces régimes appelés naguère néo-patrimonialistes, l’existence même du groupe gravitant autour du pouvoir, au sens large, dépend économiquement des ressources de l’Etat, directement ou indirectement, prébendes, marchés publics, positions.
Dans beaucoup de cas, perdre le pouvoir, c’est se retrouver à la rue. Voire, à la merci des adversaires d’hier qui n’hésiteront pas, comme vous l’avez fait, à vous mettre hors circuit, à vous poursuivre pour malversations réelles ou supposées jusqu’à risquer l’exil ou la prison. C’est donc humainement inconcevable.
Cela vaut pour les groupes ethniques, qui font du titulaire leur champion, puisqu’il a pu leur redistribuer peut-être un peu, et qui se voient demain en seconde zone ou même vulnérables si les autres prennent la place.
La situation est pire quand le règne qui s’achève est profondément entaché de faits plus graves, de corruption massive, d’assassinats, de crimes de guerre. C’est tout le système immunitaire qui tombe. La Roche Tarpéienne, direct ! Quelle belle âme, par respect pour la voix populaire, ne s’accrocherait pas au Capitole ?
La situation est rendue pire par la condamnation – louable – de l’impunité par la communauté internationale. L’assassinat de Jean Hélène, les massacres perpétrés par les Jeunes patriotes, la disparition d’autres journalistes : à tort ou à raison, la justice, ici et là, attend son heure. Que peut faire un Gbagbo ? où aller ? A ce titre, l’exemple d’un Charles Taylor n’est pas fait pour inspirer confiance dans des assurances qui seraient données.
Et passe Gbagbo lui-même, mais son entourage, ses soutiens les plus impliqués ? Ceux qui sont toujours les passés par profits et pertes des négociations entre chefs. Ceux qui aujourd’hui doivent le contraindre à tenir, si tant est qu’il serait tenté de lâcher, car ils savent que s’il lâche, ils sont morts !
Elire au suffrage universel le Président d’un tel type de système politique ne peut donc générer que des alternances de crise. A ma connaissance, il n’y en a eu de pacifiques que lorsque le sortant ne se représentait pas, et qu’il avait pris avec les uns et les autres les précautions nécessaires pour une dolce vita subséquente (Arap Moi au Kenya, Obasanjo au Nigeria). Si, une exception : Diouf au Sénégal. Mais Diouf est un gentleman (en toute francophonie) et qui dit gentleman dit aussi agreement. Et assurance d’une autre vie ailleurs.
Se demander, à propos de chaos post électoraux, si l’Afrique est capable de démocratie n’est donc pas la bonne façon de poser la question.
Peut-être faut-il d’une part, au fond, s’interroger sur la nature même des pouvoirs, leurs équilibres, leur répartition, bref leur caractère démocratique. Le mode de dévolution n’étant qu’un aspect de la dite démocratie.
Et à plus court terme, plus atteignable, pourquoi ne pas suggérer d’éviter ces compétitions à mort, façon gladiateurs antiques, que sont les élections présidentielles.

Bâtir les bases des démocraties en Afrique
Je ne suis pas outrecuidant au point de vouloir conseiller quoi faire. Seuls les Africains le savent, ou le trouveront eux-mêmes. Et toutes les lignes ci-dessus doivent contenir déjà, mais tant pis, leur pesant d’outrecuidance.
Cela ne m’empêchera pas cependant d’aligner encore quelques idées, de vieilles réflexions.
Sommaires, et en vrac.
D’abord, je crois profondément que la vie démocratique, et la culture qui va avec, se construit à la base, au village, au niveau du quartier, pour la gestion des affaires locales. Sans cocorico excessif, la figure du maire, et le débat politique autour des enjeux municipaux, est essentielle pour l’ancrage de la démocratie. Là, pas ou si peu de clivages ethniques, ou religieux, les divergences d’intérêts et les contradictions vont relever du politique. Encore faut-il que ces collectivités territoriales existent, disposent de ressources et de responsabilités. C’est peut-être à ce niveau que peuvent émerger de nouveaux dirigeants, des leaders, qui viendront renouveler, bousculer des clans politiques trop souvent sempiternellement cooptés (3).
Or, dans la plupart des pays, ou jusqu’à très récemment, la tendance était à tout centraliser, à tout focaliser sur le pouvoir central, sans oxygène pour la vie locale.
Une forte et effective décentralisation peut ainsi être un puissant générateur de démocratie.
De même, le débat politique peut être vif et profond pour l’élection des députés, s’il ne se résume pas à choisir le représentant du champion de cette partie du pays à la présidentielle, mais aborde d’autres enjeux. Pas simple, longue maturation, mais le jeu en vaut la peine.
Pourquoi alors ne pas envisager que la présidence soit désignée par un vaste collège de grands électeurs ?
Dès lors, la discussion et le compromis deviennent possibles. Ce n‘est plus bloc contre bloc, et à mort. On peut trouver des accommodements. Des personnalités de consensus peuvent émerger, en cas de blocage. Bref, de quoi apaiser.
Serait-ce vraiment moins démocratique ?
On en débat ?

(1)     amis Africains, tous mes exemples sont pris sur le continent. Je m’en explique. C’est parce que je le connais et que je l’aime. On peut en trouver aussi en Amérique latine, ou en Asie (Birmanie, par exemple), mais j’ai plus de mal à en parler.
(2)     Oui je sais, le Président des Etats-Unis est élu par de grands électeurs, et non directement par le suffrage populaire, mais on fera comme si.
(3)     Je ne suis pas totalement naïf et je sais aussi bien des limites et dérives des pratiques politiques au niveau local. Cela pourrait faire l’objet d’un autre débat.

1 commentaire:

  1. bien d'accord avec vous.

    Mais il faut aller au delà de la question de l'élection présidentielle: celle des "droits" de l'opposition, de la minorité.
    Quand une communauté "nationale" n'est pas vraiment constituée, que telle ou telle faction ne veut pas partager avec telle ou telle minorité, il n'y a pas de démocratie possible.
    Or nous avons laissé en Afrique francophone des frontières artificielles, ou le sentiment national est superficiel. Déjà en France, il est problématique (on se garde de poser la question de qui veut vraiment payer pour les Corses, ou les Antillais ou ...).
    Il me semble qu'il faut assurer, comme nous avons tenté de la faire au Liban, une représentativité au sein du pouvoir des différentes factions (au Liban, les chrétiens, les musulmans sunnites, les druzes .. mais nous avons oublié les chiites et cela pose un grave problème). Et c'est seulement au sein de ces factions que peut (éventuellement) se réaliser une certaine démocratie.

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